« La leçon de phono » par Télérama

Poèmes, récits, extraits de pièces…De sa voix inimitable, le poète a gravé dans la cire une partie de son œuvre. Magistral. Jean Cocteau évoquait souvent les sirènes, qui attiraient les navigateurs, sur les récifs par la seule force de leur voix. Peut-être y voyait-il un modèle ou bien de lointaines parentés. Car aussi sûrement que les filles d’Achéloos déboussolaient le pauvre Ulysse, Cocteau fascinait ses auditeurs par la magie de son verbe. André Gide, Colette, Coco Chanel, Anna de Noailles, Maurice Sachs, tout ceux qui l’ont approché, amis comme détracteurs, évoquent dans leurs mémoires son génie de la conversation et le charme irrésistible de sa voix. Quiconque l’a entendu, dans Le Testament d’Orphée ou dans le grand portrait télévisé que lui consacra Roger Stéphane en 1963, quelques mois avant sa mort, se souvient de ce timbre singulier, de cette diction envoûtante qui passe du solennel a l’enjoué et vous ligote littéralement l’oreille. Cette voix exceptionnelle, on peut la retrouver ou la découvrir depuis peu sur Compact Disc, grâce à une remarquable anthologie de son œuvre enregistrée. Entre 1929 et 1955, le poète a gravé dans la « cire blonde des cylindres ou des microsillons » de nombreux textes, poèmes, récits, ainsi que des extraits de ses pièces de théâtre. A la différence des auteurs de l’époque, qui ne trouvaient guère d’intérêt aux enregistrements sonores, Cocteau s’est vite emparé du phonographe. Cet être assoiffé de reconnaissance – qui avait selon son amie Misia Sert, le « besoin de plaire à tous en même temps » - a tout de suite compris les immenses possibilités de diffusion offertes par ce nouveau média. Et non seulement il pouvait toucher un public plus large, mais encore faire œuvre originale. Comme avec le cinéma, le dessin ou même la poterie, Cocteau impose son style aux enregistrements. Pas question de lire platement ou d’en faire trop devant le micro, ce défricheur veut inventer « quelque chose qui n’est ni le livre, ni la déclamation,…une typographie auditive », fabriquer, sculpter « une voix inconnue, inédite, mordante, qui paraît sortir du masque grec ». Fred Kiriloff, son ami et réalisateur attitré, se souvient des longues séances dans le cocon douillet du Théâtre de l’œuvre. Ce pionnier de l’illustration sonore au théâtre était aussi tatillon sur la diction des textes que Cocteau sur la qualité du son. Il multipliait les prises, pourchassait les fautes, refusant tout montage. Les enregistrements s’étalaient ainsi sur plusieurs mois, parfois suspendus par le poète, qui, « ce jour là, ne jugeait pas sa voix assez bonne ». Une extrême exigence dont le Discours de réception à l’Académie Française fut, en Octobre 1955, l’acmé. Obsédé par cette auguste prestation, au point d’apprendre par cœur le discours prononcé par Voltaire et de le déclamer à tout venant, Cocteau voulut s’en libérer deux mois avant l’échéance, en gravant ses propos dans la cire. Quatre jours de travail pour un credo plein de charme et d’audace qui sera son dernier enregistrement…Il figure in extenso dans cette anthologie que son maître d’œuvre, Lionel Risler, a voulu attrayante. Pas question d’empiler les morceaux de bravoure les uns sur les autres, de noyer l’auditeur sous un long monologue. Par fidélité à celui qui se battit sa vie durant contre le sérieux et l’ennui, ce grand spécialiste de la restauration de disques a conçu ce florilège « comme une émission de radio, sans bousculer la chronologie mais en ménageant des pauses et des récréations ». Lionel Risler a inséré de nombreux textes et extraits de pièces de Cocteau interprétées par Edith Piaf, Jean Marais, Jeanne Moreau, Jean-Pierre Aumont, Suzy Solidor et quelques solides sociétaires du français : Berthe Bovy, Jean Le Poulain ou Jacques Charon. De grandes et belles voix qui se hissent parfois au niveau du maître. Difficile, par exemple, de départager les deux versions du sphinx dans la Machine Infernale.  Dans cette vertigineuse cataracte de mots, (« Et je parle, je travaille, je dévide, je déroule, je calcule, je médite, je tresse, je vanne, je tricote, je natte, je croise, je passe, je repasse, je noue et dénoue, et renoue… »), Jeanne Moreau fait aussi bien en 1952 que l’auteur 20 ans plus tôt. Bonne idée en tout cas de réunir ces deux enregistrements. La musique tient également beaucoup de place dans cette anthologie. Car Cocteau ne fut pas seulement un homme boulimique, il participa avec passion aux grandes aventures musicales de son époque. Cet homme de lettres qui ignorait les subtilités du solfège aimait tellement Stravinsky et Satie et de créer avec eux des spectacles différents, nouveaux. Le maître Russe fit d’abord la sourde oreille ; Mais le compositeur français, lui, après moult échanges de lettres, se laissa convaincre : naquit Parade, en 1917, dont on retrouve ici des extraits interprétés à quatre mains par Francis Poulenc et Georges Auric. Initiée par Cocteau, cette première création « cubiste », dont Picasso dessina les décors et les costumes, déclencha entre les Anciens et les Modernes une nouvelle « bataille d’Hernani » ; Militant pour le spectacle total, la fusion des disciplines artistiques, Cocteau y défendait en matière musical le rêve, la légèreté et la concision, en réaction à la « pompe Wagnérienne » toujours en vogue dans le Paris des années 20. Et il chercha à promouvoir ce style en s’attachant au « Groupe des Six », un collectif de jeunes compositeurs – Honegger, Milhaud, Auric, Tailleferre, Durey, Poulenc – dont il fut le principal avocat, complice et impresario. Son éclectisme et son goût de l’innovation le poussèrent encore vers le jazz, dont il fut l’un des premiers défenseurs. Au point de jouer de la batterie dans les cabarets ( !) et d’enregistrer certains poèmes. Les voleurs d’enfants ou La toison d’or, avec un orchestre américain. Enfin, il y eut le music-hall, où il se piqua de jouer un rôle. Il écrivit plusieurs chansons pour Marianne Oswald et se lia avec la môme Piaf, pour laquelle il composa Le Bel Indifférent, lui offrant ainsi une chance de montrer au public des théâtres son talent de comédienne. En Octobre 1963, il s’éteindra quelques heures seulement après la mort de cette grande amie qu’il admirait tant. Ce qui marque à l’écoute de ce patchwork sonore, c’est sa merveilleuse fluidité. Très tôt, Cocteau avait compris que l’opacité d’une œuvre n’est pas garante de sa profondeur, que la véritable difficulté c’est d’être simple. S’affirmant comme l’anti intellectuel type, refusant le langage des clercs, il a démontré qu’il n’existe pas de « genres mineurs », que l’on peut être populaire sans être vulgaire. Beaucoup ne le lui pardonnèrent jamais.

Stéphane JARNO - TÉLÉRAMA