Les yeux fermés, et les oreilles grandes ouvertes par Jazz Classique

Avec ce nouveau volume de l’intégrale Mahalia Jackson, c’est au début de la carrière de la chanteuse pour Columbia que nous assistons, et par la même occasion son entrée dans un monde peut-être moins intègre, sans doute un peu plus teinté d’opportunisme, et de concessions faites à un public qui « blanchit » de plus en plus… C’est vers ce marché que Mahalia, ou plutôt son producteur , Mitch Miller, destine certaines des interprétations ici reproduites, tels The Treasures Of Love, A Rusty Old Halo, avec sa voix doublée par re-recording, ou encor His Hands. Nous sommes en 1954, et Mahalia est déjà une énorme vedette populaire, elle a son show sur la chaîne de télévision CBS, Et elle se produit dans de vastes salles de concert, en attendant de conquérir l’Europe et de gagner encore en notoriété. Le plus gros du répertoire  ici proposé est pourtant bien ancré dans la meilleur tradition des gospels songs, sans doute le choix de la chanteuse, et la plupart de ses interprétations atteignent à la perfection que soit le classique Didn’t It Rain ou le passablement usé When The Saints qui acquiert ici une nouvelle jeunesse, avec le soutien de la pianiste Mildred Falls, de l’organiste Ralph Jones et du triomphe rythmique où la basse slap de Franck Carrol fait merveille. Le thème When I Wake Up In Glory, un traditionnel arrangé par Mahalia, roule tout seul dans un doux balancement, et Walk Over God’s Heaven, un thème de Dorsey, évoque bien la marche paradisiaque annoncée, avec de nouveau la basse slap et une belle partie de guitare par Art Ryerson. Il y a bien sûr aussi une reprise du You’ll Never Walk Alone, le thème de Rodgers et Hammerstein, mais Mahalia le chante avec tellement de conviction et de flamme, comme Piaf poussant son Hymne à l’amour, qu’il lui est beaucoup pardonné . La reprise du thème de Brewster Move On UP A Litlle Higher n’a peut-être pas la force de la première version Apollo de 1947 mais n’en est pas loin, et l’on est saisi par la puissance d’interprétation du titre en tempo lent Oh Lord, Is It I ? tout comme par celle du vif Keep Your Hand On The Plow. Tout cela respire la perfection, cela va sans dire, et seuls les trois derniers titres, avec accompagnement par le grand orchestre de Ray Ellis, laissent déjà deviner les quelques compromis commerciaux à venir. Certains de ces titres étaient parus en single 45 tours, et la plupart dans l’album CL 644, « The World’s Greatest Gospel Singer », l’un des meilleurs de Mahalia. Un petit mystère cependant : le titre Somebody Bigger Than You And I (piste 10) était resté inédit, il figure ici et est mentionné par Jean Buzelin, le maître d’œuvre de cette remarquable, comme provenant de l’album cité plus haut, ce qui n’est pas juste, alors que le titre Oh Lord, Is It I ? (piste 13) y figurait bien, ce qui n’est pas dit. On achètera donc ce volume les yeux fermés, et les oreilles grandes ouvertes, comme on acheté les autres, en se demandant pourtant pourquoi Sony n’a pas entrepris de rééditer cet intégrale des enregistrements Colombia, en partant des mères que la firme possède sans doute encore, avec peut-être des inédits. Mahalia aurait-elle perdu de son pouvoir commercial ? François-Xavier MOULE – JAZZ CLASSIQUE