« Louis Armstrong » par le Bulletin du Hot Club de France

       Peu après avoir entamé la publication de l’œuvre complète du génie du jazz, Frémeaux livre le volume suivant sous forme, comme précédemment, d’un coffret de trois CD. Ces quelque 70 enregistrements (tous publiés sous d’autres noms que celui d’Armstrong) furent produits) à New York durant la courte période allant de novembre 1924 à octobre 1925. Ces pressantes sollicitations traduisent l’enthousiasme soulevé par Louis et aussi sa prodigieuse fécondité.
       Les trois premières plages du CD1 le font entendre au sein de l’orchestre Fletcher Henderson. Il expose superbement Everybody loves my baby (sauf le pont), la prise 1, non retenue à l’origine, est pourtant historique puisque la voix de Louis, pour la première fois, retentit au cours de la coda. Cela disparaît dans la prise 3 (plage 2) adoptée alors pour la publication. La nouvelle version de Naughty man permet d’entendre un impressionnant solo de cornet. L’orchestre Henderson se retrouve un peu plus loin dans Mandy make up your mind et, vers la fin, pour I’ll see you in my dreams et Why couldn’t it be poor little me. Les interventions de Louis, d’un accent définitif, flambent dans un environnement sautillant et désuet.
       Dans le reste du CD1, il se produit au sein de petites formations, qui l’incitent à donner sa plein mesure, la plus populaire étant le Clarence Williams’ Blue Five. Ce groupe, dans lequel figure Sidney Bechet, fournit à l’épouse du chef, la chanteuse Eva Taylor, un accompagnement royal par des ensembles menés par un Louis Armstrong souverain : Mandy make up your mind, I’m a little blackbird, Cake walking babies, Pickin’ on your baby. Le seul solo de la série se trouve dans le premier titre et il est dû à Bechet qui utilise un sarrussophone, instrument aussi insolite que monstrueux.
       Ce groupe devient Red Onion Jazz Babies lorsque Lil Armstrong se substitue à Clarence Williams dans le rôle de pianiste. Buster Bailey tient la clarinette dans Terrible blues, contenant le fameux Sidney Bechet revient pour Nobody knows the way I feel dis mornin’ et les deux plages suivantes pour accompagner Josephine Beatty alias Alberta Hunter.  
       Louis donne également le réplique à d’autres chanteuses. Secondé par Fletcher Henderson il s’impose de façon éblouissante dans ses réponses à la plaisante Maggie Jones (Screamin’ the blues) et aussi par ses solos (Anybody here want to try my cabbage, Good time flat blues). Piano et cornet se retrouvent (plus Charlie Green au trombone) avec Clara Smith pour Nobody knows the way I feel this mornin’ dans un accompagnement répétitive moins impressionnant.
       Enfin le CD1 se termine sur trois célèbres plages de Bessie Smith (curieusement non alignées dans l’ordre d’enregistrement). Le pianiste est ici Fred Longshaw. Louis dialogue avec l’impératrice du blues, admirable d’envolée et de sérénité dans Sobbin’ hearted blues, empoignant dans Cold in hand blues où il utilise la sourdine wa wa et prend un chorus en solo et, toujours magistral, dans l’atmosphère différente de You’ve been a good ole wagon.
       Le CD2 s’ouvre sur les deux interprétations marquantes de Bessie Smith, deux chefs-d’oeuvre, St. Louis blues, où Louis partage la peine de la chanteuse et lui propose un dialogue réconfortant et Reckless blues, dont le chant accablé reçoit en écho le jeu du cornet avec sourdine wa wa.
       Suit une séquence consacrée à l’orchestre Fletcher Henderson s’étendant sur onze plages, une musique qui se trémousse de manière peu palpitante mais qui s’illumine lorsque surgit Louis. Il prend un solo, trop court, généralement de 16 mesures dans chaque morceau excepté dans Play me slow où il assure seulement la conduite du dernier chorus (par ailleurs Charlie Green y prend deux bons chorus sur le blues).
       Les chanteuses reviennent terminer ce CD2. Trixie Smith reçoit un accompagnement confus par un groupe dans lequel quelques collègues de chez Fletcher entourent Louis. Parfois il prolonge de façon vibrante les phrases chantées d’une voix acide dans You’ve got to beat me to keep me et Mining camp blues. Dans The world’s jazz crazy, il mène avec autorité le chorus d’ensemble et dans Railroad blues il prend un éloquent chorus sur le blues. Eva Taylor, escortée comme il se doit par le Clarence Williams’s Blue Five, chante d’abord une valse, Cast away, avec un Louis Armstrong fort discret (et un duo langoureux de sopranos Buster Bailey – Don Redman), en revanche il s’impose avec fermeté dans Papa de-da-da.
       La superbe Clara Smith conclut le disque en compagnie de Louis et Fletcher Henderson. Dans Shipwrecked blues, Louis fournit un contre-chant d’une envolée extraordinaire et d’un lyrisme empoignant. Il poursuit de la même manière vraiment exceptionnelle sur Court house blues (avec l’extinction des feux pour introduction). Dans My John blues il partage le contre-chant avec Charlie Green survenu en renfort.
       L’orchestre Fletcher Henderson ouvre le CD3 avec Memphis bound dans lequel Louis mène l’ensemble exposant le thème mais le morceau se termine sur un solo de trompette dû à une nouvelle recrue : Joe Smith. Louis prend, enfin, un long solo de 32 mesures, swinguant avec acharnement, dans When you do what you do et aussi un plus court mais particulièrement détendu et aisé dans Money blues. En revanche, il reste fort discret dans I’ll take her back et aussi, un peu plus loin, dans What-cha-call-‘em blues (solo de trompette par Joe Smith) mais il brille dans Sugar foot stomp où, incisif, il aligne trois superbes chorus.
       Bessie Smith reçoit de nouveau un accompagnement par Louis et Fred Longshaw au piano rejoints par Charlie Green dont la présence réduit l’espace pour les répliques du cornet. On s’éloigne ainsi notablement de l’atmosphère créée par les dialogues de la série précédente, mais cela n’empêche aucunement ces interprétations de sonner magnifiquement, surtout Careless love.
       Le groupe énigmatique des Southern Serenaders semble réunir des musiciens de Sam Lanin et trois ou quatre transfuges de chez Henderson. En fait, la médiocrité de la musique ne rend pas le mystère insoutenable. Ces interprétations n’ont d’intérêt que par le solo de Louis, imperturbablement swinguant au milieu d’un orchestre de polka.
       Un quintette issu de l’orchestre Fletcher Henderson assiste Coot Grant et Kid Wilson, un couple d’artistes de vaudeville alors fort populaires. Ils se placent, évidemment, au premier plan mais leurs dialogues se déroulent sur une musique de fond dans laquelle Louis brille constamment, notamment dans Comme on Coot do that thing où il joue de façon splendide, pratiquement sans interruption, en contre-chant et dans un chorus instrumental. On l’entend aussi continûment et magistralement dans Find me at the greasy spoon. Dans Speak now or hereafter hold your peace et When your man is going to put you down la chanteuse Coot Grant abandonne son partenaire et ne garde à ses côtés que Fletcher Henderson et Louis Armstrong qui ne sonne pas comme de coutume, sans doute à cause d’une sourdine inhabituelle qui restreint son exubérance.
       Les deux plages ultimes reviennent à Clarence Williams, avec Buster Bailey au soprano et la chanteuse maison Eva Taylor, et donnent l’occasion à Louis se de déchaîner, en particulier dans les derniers chorus.
A.V. – BULLETIN DU HOT CLUB DE FRANCE