« Notre patrimoine commun » par l’Ecole Emancipée

Dans l’histoire des luttes de classes en France, mai-juin 1936 occupe une place à part. Les contemporains l’ont vécu comme une situation inédite. Jamais le nombre des grévistes n’avait été aussi important, quantitativement parlant. Monatte, par exemple, avoue n’avoir jamais vu des grèves aussi puissantes, aussi massives, mettant en branle autant de salariés. Trotsky l‘analysait, et d’autres avec lui, comme les prémices de la révolution à venir. Le gouvernement dit de « Front populaire », conduit par Léon Blum, soutenu par le PCF, prendra ce mouvement social « dans la gueule », comme une énorme gifle. Pour fêter comme il se doit cet anniversaire, pour faire vivre la mémoire de ces luttes, rien de mieux que la musique et la littérature. Frémeaux et Associés (distribués par Nocturne) viennent de publier un coffret de deux CD, sous le titre « Front populaire », qui veut faire revivre la musique de cette époque, musique populaire qui n’est pas directement issue de la grève, mais y a participé. C’est l’ambiance de l’époque. On danse beaucoup, d’ailleurs, dans les occupations d’usines ou des grands magasins, manière de faire connaissance. Le son de l’accordéon domine, mais peu seulement. Comme le note avec un peu d’amusement Eric Rémy, l’auteur du livret, aucune chanson ne parle directement des grèves, et celles qui se veulent partie prenante du mouvement sont tellement fades qu’elles ne résistent pas à l’usure du temps. Pour le reste il aurait fallu entendre Tino Rossi, et encore Tino. Il a donc choisi le fox-trot façon de dire des rythmes plus ou moins de jazz - comme fil conducteur, sans oublier les grandes chanteuses de ce temps, qu’il faut avoir entendu, parce qu’elles font partie de notre patrimoine commun, tout autant que la littérature. Ce coffret est utilement complété - pour la mémoire et le plaisir – par deux autres publiés chez le même éditeur, le volume 1 de l’intégrale Charles Trenet, et le volume 1 de l’intégrale de Django Reinhardt. Charles Trenet fait partie de notre histoire. Il a façonné notre oreille, avec des jeux de mots, sur les mots, pour les faire danser – pas « swinguer » malgré tout -, les faire redécouvrir. Son compagnonage avec Max Jacob a laissé des traces dans sa façon de se coltiner avec la lange française. C’est un produit national. Non exportable. Ce premier volume, annoté par ce grand spécialiste de cette période qu’est Daniel Nevers, est sous-titré « Charles et Johnny », duo mythique de cette époque, interprètes immortels de cette petite merveille « Sur le Yang Tsé Kiang » de 1933. Ils nous entraînent jusqu’en 1936 justement. Quels titres ont vieilli, répondant par trop à l’air de ce temps-là, d’autres sont à redécouvrir ou à découvrir. C’est la première tentative sérieuse pour présenter une intégrale de Trenet. […] Django représente un autre mythe de ces années-là. Le guitariste manouche - comme on dit - ou tsigane, Daniel Nevers - encore lui !- n’en finit pas de tisser des liens entre les deux , est l’une des figures emblématiques de cette musique qui devient la musique populaire de ces années, la rencontre du jazz, de la tradition manouche – tsigane- et de l’accordéon, pour ce qui se veut la représentation de la culture française, en fait de mixage de l’Auvergne et de l’Italie. Dans ce volume, « Présentation stomp », Django accompagne les accordéonistes, le « crooner » Jean Sablon, qui lui vouait une très grande admiration, Germaine Sablon, la sœur de Jean, interprète immortelle du chant des partisans – mais c’est une autre histoire. L’ambiance de ce temps suinte. On croit voir les apaches dans les rues de Paris, le « Balajo » - au revoir Jo Privat -, la Bastille et sa faune, ces quartiers dits par le bourgeois « mal famés » - voir Eugène Sue et sa position de classe -, ces ouvriers considérés comme des « classes dangereuses » qui déambulent la casquette vissée sur la tête, et s’en vont danser le samedi soir pour oublier la fatigue de la semaine … Tout ressurgit, tout ce Paris ressurgit que certains d’entre nous ont encore connu dans leur enfance , mais que le maire de Paris – Jacques Chirac – a totalement transformé, Paris révolutionnaire qui chante, et danse au son de l’accordéon et du jazz. C’est ce Paris que fait ressurgir, à son tour, Joseph Bialot dans son dernier livre, aux éditions du Seuil, « Le semeur d’étincelles », Le Paris de la Commune à 1938, en passant par la première boucherie mondiale, pour retracer le cours d’une vie, celle de Benoit Mongeon et de sa famille. Il lutte pour la révolution, contre toutes les tyrannies, cet imprimeur. C’est un personnage, mais pas une personne. Pas un mot sur ses faiblesses, seulement sur ses actions. Ce n’est pas le cas – heureusement - des autres personnages… L’auteur n’évite pas toujours les effets mélodramatiques, mais il sait raconter, faire revivre des pans de l’histoire du mouvement ouvrier – notre histoire-, cette chaîne des hommes morts dont nous sommes les continuateurs, en même temps qu’il nous parle de Paris, capitale des arts, capitale de l’amour, dans l’opposition Montparnasse/Belleville. Une autre manière de faire chanter notre mémoire. Nicolas BENIES – L’ECOLE EMANCIPEE