« Un remarquable travail d’édition » Par L’Humanité

« Un remarquable travail d’édition » Par L’Humanité

Quel est l’artiste princeps de la chanson française, son pionnier fondamental ? A défaut d’une réponse satisfaisante, sûrement introuvable, gageons que c’est par l’enregistrement que s’est principalement transmise la mémoire des chansons et de leurs interprètes. La maison d’édition Frémeaux & Associés s’est fait une spécialité de cette quête archéologique en publiant de nombreux coffrets exhaustifs consacrés à la « défense du patrimoine sonore ». Voici donc, en quatre CD et un copieux livret, une anthologie d’Aristide Bruant, figure mythique du chansonnier cabarettiste immortalisé par Toulouse-Lautrec, avec son écharpe rouge et son large couvre-chef de feutre noir. De Bruant subsistent un répertoire passé à la postérité, mais aussi quelques enregistrements originaux, captés entre 1905 et 1912, qui donnent à entendre le style fondateur d’une chanson gouailleuse au crépuscule de la Belle Epoque. Bruant, justement, pourrait rafler le titre de pionnier de la chanson, entendue comme un art populaire, contemporain des premiers enregistrements et trouvant des débouchés commerciaux chez les cabaretiers et éditeurs. Né en 1851, il est l’enfant d’une famille fauchée de la bourgeoisie de province, partie chercher fortune à Paris et déménageant à la cloche de bois dans les différents faubourgs. Il y côtoie les titis et les grisettes, les truands et les artistes, se fait un nom en chantant sur les bords de Marne avant d’intégrer le Chat noir, cabaret légendaire de Montmartre dont il devient l’artiste résident. Il y développe un style argotique et volontiers anarchisant, évoquant les enjeux sociaux devant une petite bourgeoisie en goguette : « Ici, c’est moi qui les engueule. Je n’adore pas le veau d’or, je le domestique ». Son langage, célinien avant l’heure, fait fureur. Bruant se présentera aux législatives sous l’étiquette socialiste, mais sans l’investiture. L’échec est cuisant, mais sa fortune est faite. De chanteur, Bruant devient entrepreneur, rachetant plusieurs cabarets prestigieux et un château pour loger sa famille. Revêche à l’exercice, Bruant enregistre toutefois 128 chansons, dont seules 72, « interprétées par lui-même » comme il est dit, nous sont parvenues. Captées de manière acoustique, sur cire et face à un pavillon, elles bénéficient ici d’un nettoyage qui préserve miraculeusement la voix. Son répertoire trace la carte du Paris populaire : « A Belleville », « A la Villette », « A la Chapelle », « A la Bastille », « A Montpernasse », « A Montmerte » (à prononcer en appuyant le « é »), chansons de quartiers qui répondent du même moule : la présentation d’un personnage et son histoire tragique ou comique, c’est selon, accompagnée d’un piano, parfois d’un orchestre et souvent d’un clairon hérité de la chanson troupière en vogue. Le dernier disque fait la part belle aux reprises de ses titres les plus fameux (par Yvette Guilbert, Marc Ogeret, Patachou, Germaine Montero, Yves Montand). De Ferré à Renaud en passant par Brassens et Boby Lapointe, voire certaines expressions du rap. L’indécrottable argotier laisse dans la chanson une trace évidente à laquelle ce coffret rend justice.

Par Clément GARCIA – L’HUMANITE