« Une conscience rebelle, utile pour toutes et tous. » par l’Humanité

« Le philosophe et écrivain, penseur de l’existentialisme, est né le 21 juin 1905. Son œuvre, véritable boîte à outils, conciliant Marx et Flaubert, fait écho aux luttes actuelles, décrypte Aliocha Wald Lasowski, philosophe et auteur de Réhabilitons Sartre, éditions Frémeaux, 2024.
(…) Si plusieurs de nos contemporains s’acharnent à régler à travers lui des comptes avec eux-mêmes, Jean-Paul Sartre continue d’incarner, aux yeux du monde, l’écrivain engagé : passant du roman au théâtre, de la phénoménologie au marxisme, de l’anarchisme au communisme, il renaît à l’histoire chaque fois qu’un événement social l’y incite.
Du libertaire des années 1930, un Sartre-Nietzsche qui ne vote pas et regarde de loin les manifestations du Front populaire, au gauchiste des années 1970, un Sartre-Mao jeté par les CRS dans le panier à salade, parce qu’il vend le journal La Cause du peuple dans la rue, un même point commun : un état de jeunesse permanent, un refus du prêt-à-penser, un renouveau constant des idées en situation, alors que tant d’autres se figent et voudraient l’enterrer une bonne fois pour toutes.
Se faisant porte-parole du structuralisme antihumaniste, Michel Foucault voyait en Sartre un homme du XIXe siècle. Nous pensons, à l’inverse, qu’il s’inscrit pleinement dans le XXIe siècle. Par son rapport volontariste aux temps actuels, par le combat constant et libérateur contre les aliénations dévorantes, par l’activisme des luttes émancipatrices, Sartre reste notre contemporain radical.
En Mai 68, s’adressant à la jeunesse en révolte, Sartre l’encourage à incarner l’esprit critique : « Un savoir qui n’est pas constamment critiqué n’a aucune valeur. La seule façon d’apprendre, c’est de contester. C’est aussi la seule façon de devenir un homme. » Ne donnerait-il pas le même conseil de nos jours, à l’avant-garde militante écologique, de Greta Thunberg à Paul Watson ? 
(…) Plus que jamais, la société a besoin d’un écrivain comme Sartre : il est la synthèse entre l’élan voltairien qui défend les droits des minorités opprimées et l’égalitarisme rousseauiste. Concluant Les Mots (1964), Sartre se veut « un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Il réconcilie Stendhal et son goût pour l’Italie (Sartre y séjourne chaque année plusieurs mois, de 1946 à 1979) avec Hemingway et sa passion de l’Amérique (les deux écrivains se retrouvent à Cuba). 
Un jour, Hemingway serre Sartre dans ses bras et lui dit : « Je ne suis qu’un capitaine, vous êtes un général. » Il associe Flaubert à qui il consacre l’Idiot de la famille (1971), roman philosophico-historique de 3 000 pages, et Marx au cœur de son puissant ouvrage théorique, Critique de la raison dialectique (1960), qui interroge la liberté des humains d’agir dans l’histoire.
Réhabiliter et réactualiser Sartre aujourd’hui, c’est ouvrir son œuvre en laboratoire expérimental, en boîte à outils, par-delà les modes. Sa pensée influence aussi bien les luttes sociales que les combats postcoloniaux. Ses textes politico-philosophiques insufflent toujours la sociologie africaine, l’anthropologie états-unienne ou la psychiatrie européenne. De son théâtre existentiel à son autobiographie iconoclaste, il incarne une conscience rebelle, utile pour toutes et tous. »

Par Aliocha Wald Lasowski - L’HUMANITE

Auteur de "Réhabilitons Sartre" (Frémeaux)