« Le son de la résistance » par Télérama

Du reggaeton de Bad Bunny au shatta d'Aya Nakamura, quantité de musiques actuelles prennent racine dans les îles caribéennes à l'époque de l'esclavage. Loin de l'imagerie exotique associée aux rythmes créoles.
Il existe un point commun entre la plupart des musiques sur lesquelles on danse aujourd'hui dans les clubs de Paris, Buenos Aires ou Kuala Lumpur ; entre les airs que l'on entend dans les rues de Lagos, les karaokés de Tokyo ou sur les rooftops de Dubai; entre les tubes diffusés à la radio du Portoricain Bad Bunny, star mondiale du reggaeton, ou de la Française Aya Nakamura, qui s'essaye au shatta martiniquais sur son nouvel album. Tous plongent plus ou moins profondément leurs racines dans un minuscule territoire, les Caraïbes, et dans le bouleversement considérable qui s'y est perpétué durant quatre siècles : la traite atlantique et l'esclavage.
Les îles caribéennes constituent le creuset des musiques populaires d'aujourd'hui, grâce à un processus de <créolisation opérée par la fonte des cultures africaines et européennes, ainsi qu'amérindiennes et même asiatiques, dans les sociétés du Nouveau Monde. Depuis ce territoire (auquel il faut ajouter les côtes brésiliennes et le sud des États-Unis), une société nouvelle a émergé de l'abîme de l'esclavage, qui a arasé des cultures millénaires. Sur cette lande ont germé la biguine, le quadrille, le calypso, des chants de travail et les tambours de la révolte. Le fait que le jazz, la soul, le rock, le reggae ou le rap, ainsi qu'une infinité de déclinaisons qui dominent désormais le marché en sont issus ne fait aucun doute. Pourtant ces musiques ont souvent été dépréciées, méjugées, voire discriminées par le public occidental et l'industrie du spectacle. Encore aujourd’hui : la désignation de Bad Bunny pour assurer le show à la mi-temps du Super Bowl, en février prochain, a ulcéré Donald Trump et ses partisans xénophobes.
(…)
Souvent considérée comme la plus septentrionale des villes caribéennes, port d'accès aux États-Unis depuis le golfe du Mexique vers le Mississippi, La Nouvelle-Orléans occupe alors une position clé. La charnière se situe précisément à Congo Square. Sur cette esplanade, chaque dimanche des XVIIIe et XIXe siècle, esclavisés et affranchis se réunissent pour participer aux « bamboulas », des fêtes rythmées par les percussions, et intégrant notamment le violon et le banjo, qui descend de l'ekonting, un luth ouest africain. S'y côtoient les musiques de Dieu (les spirituals dont découlent le gospel et la soul) et du diable (les prémices du blues, qui lui-même inspirera le rock'n'roll).
La mythologie des musiques américaines désigne sur-tout Congo Square comme le berceau du jazz. Or, tout comme la créolisation interdit de parler de musiques noires, la réa-lité est beaucoup plus complexe. «Le nationalisme américain a effacé les influences caribéennes pendant long temps, confirme Bruno Blum. Journaliste, musicologue, musicien lui-même, il vient de publier Caraïbes/États-Unis. Du calypso au ska, un ouvrage préfacé par Christiane Taubira, qui reprend plusieurs livrets de ses dizaines de compilations réalisées pour le label Frémeaux & Associés. Il y écrit notamment: «Les rythmes ternaires (swing en anglais) caractéristiques du jazz américain, qu'Art Bla-key (célèbre batteur, ndlr] décrivit comme étant une création états-unienne, plongent en fait leurs racines dans des rythmes venus de Jamaïque ou du vaudou haïtien et sont hérités d'une tradition bantoue bien plus ancienne. Autre attribut du jazz, l'improvisation résulte aussi de l'esclavage caribéen, comme l'écrit le Goncourt martiniquais Patrick Chamoiseau dans son livre Baudelaire Jazz (éd. du Seuil): «La polyrythmie africaine libère infiniment. Quand un homme se libère, il devient créateur de lui-même, et créateur du monde dans lequel il espère. Quand un musicien par chez nous se libère, il s'invente lui-même, se "rumine" ainsi, explore au moment où il joue ce qu'il est en train de devenir, ce qu'il a "rumine"; en clair, improvise!»

Spécialiste du reggae, historien de la naissance du rap en Jamaïque, Bruno Blum se souvient de Perry Henzell, réalisateur du film The Harder They Come (sorti en 1972), avec Jimmy Cliff, lui disant: Tu tends un fil électrique entre l'Afrique et les États-Unis, et quand il passe au-dessus de la Jamaïque il chauffe au rouge. Enraciné dans le mento, genre rural où s'entendent des éléments rituels ashantis (originaires du Ghana), mais également influencé par la musique nord-américaine dans un mouvement de balancier, le reggae a rencontré un succès planétaire. C'est moins vrai des musiques du domaine français, dont le caractère rebelle s'est dilué dans une imagerie exotique, quand bien même une révolte, déclenchée par la confis cation du tambour de l'esclave prénommé Romain, précipita l'abolition en Martinique, en 1848.
(…)
Par Éric DELHAYE - TELERAMA