BHATTACHARYA DEBEN

                « Citoyen des musiques du monde, gentleman du field recording » 
                                    par Trad Mag (Bio Deben BHATTACHARYA)

BIOGRAPHIE
deben_enregistre.jpgSon nom demeurait en permanence dans un coin précis de ma mémoire, comme ces noms étranges gravés sur de vielles bornes ou délavés sur d’anciens panneaux au détour d’un chemin, au coin d’une piste, mais que l’on garde en mémoire parce qu’ils évoqueront à tout jamais le charme du lieu, la poésie de l’instant. Deben Bhattacharya ! Depuis plus de vingt ans, ce nom a accroché mon regard sur des dizaines de pochettes de LP. Combien de fois ne me suis-je pas dit, au hasard d’une découverte ou d’une écoute nouvelle, « tiens, c’est encore Bhattacharya qui a réalisé ces enregistrements ». Il m’a fait prendre, dès le début des années 70, les pistes sonores du monde. Un jour en Macédoine, le lendemain en Inde, plus tard en Yougoslavie, en Turquie, Hongrie, Roumanie, un détour par le grand Nord européen et les violons scandinaves, une plongée en Indonésie ou en Chine. J’ai appris à lui faire confiance, notre relation s’est développée sur un gage de qualité : son nom sur une pochette. Mais si les musiques qu’il désirait tant faire connaître entraient massivement dans ma vie, l’homme lui-même n’était qu’un mystère, intangible, lointain. Je n’avait que son nom pour savoir qu’il était bien plus qu’un simple label et la certitude qu’il s’agissait bien d’un être humain parcourant le monde à la recherche des musiques et des chants, les enregistrant sans relâcher pour diverses marques de disques. De temps à autre, on apercevait une photo de l’homme dans un coin discret d’un livret mais l’effacement était la règle, la discrétion la conduite.


Bhattacharya existe, je l’ai rencontré !
Puis une sorte de silence s’installa, comme un oubli ou une disparition. Les nombreux LP engrangés demeuraient comme autant de témoignages de musiques essentielles, d’époques intéressantes et de la démarche pionnière d’un homme dont le nom ne s’effaçait guère. Jusqu’au jour où le facteur m’apporta quelques CD à chroniquer, quatre d’abord, plus tard quatre autres encore et enfin deux doubles, présentants tous des enregistrements de Deben Bhattacharya. Au début, je me suis simplement dit qu’il était plus que temps que le support compact rende enfin justice à ce travail immense et à cet homme infatigable ; mais les enregistrements (ceux de Map of India) dataient des années 50 et ne me donnaient guère de trace de l’homme aujourd’hui – le mystère restait intact. Il a fallu attendre deux doubles CD produits par Frémeaux & Associés en 1997 pour sentir une présence plus proche d’un homme toujours en activité et une volonté de reconnaissance de son travail par Frémeaux. Je n’avait pas envie de chroniquer ces disques simplement au milieu des autres chroniques, j’aurais voulu parler enfin de lui, en savoir plus. Patrick Frémeaux lui-même me dit alors au téléphone : « mais rencontrez le donc, il habite Paris ». J’aurais voulu qu’il soit à mes côtés pour enregistrer le silence interloqué qui s’en suivit ! Je n’en revenais pas, Deben Bhattacharya habitait à quelques 300 kilomètres de chez moi et je n’en savais rien. Lui qui m’avait fait découvrir tant de musiques, lui que je connaissais tant sans le connaître aucunement. C’est ce que je lui dis d’emblée : qu’il m’avait fait découvrir tant d’expressions, que ces enregistrements avaient été décisifs dans ma passion pour les musiques du monde. Son visage s’éclaira alors d’un immense sourire et prenant mes deux mains dans les siennes, il me dit que ça lui faisait extrêmement plaisir de rencontrer les gens qui ont écouté et apprécié les musiques qu’il a découvertes et voulu faire découvrir à son tour ; c’était son seul but et de savoir qu’il pouvait être atteint le comblait de joie. C’est comme si nous avions travaillé vingt ans ensemble, sans jamais nous rencontrer et que, soudain, cette rencontre s’opérait.


Histoire d’une histoire
Né en 1921, à Benares, dans une famille originaire du Bengale, Deben Bhattacharya découvre très vite la musique grâce à son père, médecin, amateur de musiques. En 1951, il est à Londres et approche la BBC avec une idée : proposer des émissions sur la musique en Inde. Il est, en effet, frappé de réaliser que malgré une présence de plus de 200 ans en Inde, les Anglais n’ont aucun  programme radiophonique consacré à ce pays. Son projet est accepté et couronne ses débuts en radio et en diffusion musicale. Un an après, peut-être, sort un premier enregistreur portable, de marque Baird, il s’y essaye avec des musiciens compatriotes vivant à Londres. En 1953, c’est la rencontre avec le directeur du label Argo de chez Decca, qui lui offre un enregistreur de 35 kilos, semi-portable, solide, coffré de bois – l’appareil l’accompagnera pendant des années sur les pistes les plus lointaines. Sa vie s’organise, sur les routes, dans les villages, entre appareil photo et bandes magnétiques. Il se nourrit de musiques, il s’abreuve de chants – une dépendance s’installe et sa passion devient son métier. Enregistrer, photographier, et bientôt filmer, vont devenir son quotidien, son travail, sa joie, son plaisir, son loisir ; il ne fera plus qu’un avec l’enregistreur. Homme-capteur, radio ambulant, lien entre les expressions et les publics ouverts, par delà les frontières. « J’ai eu beaucoup de chance », dit-il, « d’abord de rencontrer des gens compétents et ouverts à la BBC, puis d’en rencontrer beaucoup d’autres tout au long de la route ». Il parle volontiers de plaisir et de chance pour évoquer sa carrière. En 1954, avec une avance financière d’EMI, il part en voiture d’Europe vers l’Inde, avec à son bord son enregistreur et la détermination d’aller à la rencontre des Gitans, de leurs périples et de leurs expressions. Londres – Benares, pour un Latcho Drom avant la lettre, sept mois sur les chemins les plus poussiéreux et les plus musicaux. Il fera ce trajet deux fois par des routes différentes, traquant les expressions tsiganes. Et lorsqu’un jour de détresse de 1962, il arrivera en Inde, complètement dénué de tout après s’être fait dérober du matériel en Turquie, c’est Indira Ghandi elle-même et David Attenborough qui lui viendront en aide pour qu’il puisse terminer son premier film. De ses 76 ans tranquilles, Deben rit de ces embûches et de leurs rebondissements ; on n’a aucun mal à imaginer cet homme au physique avenant, au sourire convaincant, ouvrir les portes avec son charme naturel et son contact franc et simple. Et des portes, il a dû en ouvrir ! De pays en pays (une trentaine), de culture en culture, de sons en images, il a balayé le monde de sa démarche attentive, ramenant sept cent heures d’enregistrements, vingt deux films, quinze mille photos et dias… Une vie de voyages avec une série de port d’attaches successifs en Europe : Londres, Paris, Vienne, la Suède, Paris encore. Le milieu des années 60 fut consacré aux pays communistes de l’Europe de l’Est. Plutôt que de s’installer sur place et devoir supporter les pressions et suspicions éventuelles que le climat de l’époque avait mises en place, il effectua ses nombreux voyages vers la Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Tchécoslovaquie, etc, en revenant chaque fois à Vienne où il avait loué un petit appartement. Ces années furent consacrées à engranger quelques joyaux de sa collection, notamment en Yougoslavie, en Macédoine et en Hongrie où il s’est fait de nombreux amis et a sillonné le pays, de village en village, de surprise en surprise.


Pionnier
Bien sûr, on enregistre depuis le début du siècle, les Américains descendaient sur le terrain avec des appareils à rouleau ou à fil, invraisemblables. Mais depuis l’existence de l’enregistreur à bande, Deben Bhattacharya est un pionnier du genre, un des premiers à avoir parcouru de telles distances dans le seul but d’enregistrer, de témoigner en quelque sorte. Sa délicate modestie le pousse à parler plus volontiers des autre que de lui. Il cite avec plaisir, parmi les pionniers du genre, son ami Charles Duvelle, fondateur d’Ocora et spécialiste de l’Afrique (où Bhattacharya n’enregistre pas sinon en Mauritanie et au Maroc), et Gilbert Rouget, autre grand nom de l’ethnomusicologie française et de l’enregistrement ou du film de terrain. Puis il vient à parler d’Alan Lomax qui fut son grand ami, il y a longtemps, et qu’il a perdu de vue. C’est intéressant au plus haute point puisque Lomax, comme Deben Bhattacharya, semble jouir d’une reconnaissance importante aux USA où Rounder entame la réédition en compact de l’ensemble de ses travaux et collectages, soit une collection qui devrait s’élever à une centaine de CD (Cf. article de C. Ribouillault dans le dernier Trad Mag). Deben est comblé de bonheur d’entendre cette nouvelle que je lui apporte. Très clairvoyant sur l’histoire de l’enregistrement de terrain, il me confie soudain que le vrai pionnier, c’est le père de Lomax, John A. Lomax, ce qui est incontestable. Mais là où Deben Bhattacharya a joué ce rôle parmi les premiers de cordées, c’est surtout dans sa démarché elle-même et dans le fait qu’il y consacra sa vie entière, sans relâche. « Je n’ai aucun background académique », insiste-t-il, « ce qui m’intéresse, c’est le ‘humanity side’, le côté profondément humain des musiques » (D. Bhattacharya s’exprime en anglais). A la différence de la plupart des autres, il n’est ni musicologue, ni ethnomusicologue, ni professeur d’université, ni chercheur attiré. Passionné sur les routes des passions, il va, enregistreur en bandoulière, à la rencontre des gens et de leur compagnie qu’il apprécie par dessus tout. « Ce que j’ai toujours aimé, c’est de me retrouver dans un village, pour une fête, un mariage, un rassemblement, y prendre part et me sentir des leurs finalement. C’est et ça a toujours été mon grand plaisir : comprendre les peuples rencontrés, ce qu’ils font, ce qu’ils sont, à travers leurs expressions musicales ».


Plus de cent trente LP
Des sept cents heures enregistrées, bobines métalliques rangées par ordre chronologique sur l’un des murs de son petit bureau (1951 au dessus à gauche, 1996 en dessous à droite), seuls quelques 20 % ont vu le jour sous forme d’enregistrements commerciaux. Entre 130 et 150 LP balisent cette œuvre gigantesque. Deben Bhattacharya promet de s’atteler à une tâche qui me semble importante : dresser la liste exhaustive de ces disques et de leurs labels d’origine. La série la plus prestigieuse et la plus importante est certes celle qu’il créa pour Argo sous le titre « The living tradition ». Une photo en couverture, un texte succinct et les détails des plages en verso, le tout de la plume et des appareils de Deben. C’était sa collection et elle demeure incontournable, qu’elle nous emmène au Bengale ou en Macédoine (une quarantaine de titres en tout). Argo devait hélas disparaître un jour, laissant le collecteur se consacrer essentiellement à ses films pendant une bonne dizaine d’années, jusqu’à ce que le compact daigne enfin recevoir ses enregistrements. Philips en Hollande lui ouvrit également ses portes pour une collaboration fructueuse, de plus de vingt cinq disques, basée sur une amitié entre le producteur et lui-même. Boite à Musique (BAM) et le Club Français du Disque (Musidisc) consacrèrent son nom en France avec un total de quelques vingt cinq disques que vinrent encore renforcer d’autres productions chez Ocora. En Suède, c’est Caprice qui lui ouvrit ses portes, avec une qualité de production et d’édition irréprochable : livrets imposants, photos, travail en profondeur – au total une petite dizaine de LP. Ajoutez encore Columbia, HVM, Supraphone, et enfin Westminster et Angel aux USA. Sur ce dernier label, quelques perles rares virent le jour de l’autre côté de l’Atlantique uniquement, hélas, notamment huit faces consacrées aux musiques juives de huit pays différents, avec cartes, photos, etc… De quoi faire pâlir un collectionneur, mais surtout un amateur ! Comme une abeille, cet homme a butiné à travers les champs du monde et a essaimé, avec la même délicatesse et discrétion, aux quatre coins du monde. Aussi difficile à suivre dans ses périples de collectes que dans ceux de ses éditions. Une masse considérable de travail éparpillée, divisée, impossible à rassembler aujourd’hui. Qui, sinon lui, possède l’intégralité de cette collection LP ? Ajoutez à cela ses vingt deux films sur les musiques d’Inde, Chine, Bali, Turquie, Tibet, Sri Lanka, Taïwan, Thaïlande, Népal et Hongrie, tous édités en vidéo par Microworld House à Londres et disponibles en anglais uniquement, ainsi qu’une série impressionnante de cassettes audio, dont certains avec livrets et diapositives, édités par la même maison anglaise.


Frémeaux & Associés à la rescousse
Faut-il regretter les LP épuisés qui ne reverront guère le jour ou faut-il regretter l’absence évidente d’une collection digne de ce nom qui s’ouvrirait sans limites à l’œuvre et à la personnalité de Deben Bhattacharya ; et que celui-ci reste libre de piocher dans ses trésors, inédits ou non, pour alimenter les thématiques de son choix ? Que l’on se rassure, la deuxième solution est en route et me semble la bonne. Frémeaux & Associés, avec le courage qu’on lui connaît et la démarche didactique qui en fait un label de pointe pour un marché s’amateurs, se lance une fois de plus dans une juste aventure. Une collection de double CD baptisée « The Deben Bhattacharya Collection » : un feu vert absolu qui autorise à l’auteur un livret épais où textes et photos (de 20 à 25) se succèdent en une cinquantaine de pages. « J’avais l’habitude qu’on me dise : ‘non, Deben, c’est trop, ce sera trop cher’, mais avec Frémeaux, c’est le contraire, l’attitude est courageuse ». Les quatre CD que Map Of India lui avaient consacrés coûtaient trop cher à l’éditeur et cette série ne se vendra plus qu’en Inde, le reste se fondant dans le nouvelle série de Frémeaux. Deux doubles CD viennent d’ouvrir cette collection : « Music of India volume I » et « Music of China volume I ». Deux magnifiques voyages, sur des enregistrements de qualité, à la découverte de ragas joués sur rudravina et surbahar ainsi que de chants de salons de musique au Bengale, d’un côté, et de pièces instrumentales raffinées sur instruments à cordes de soie, suivies de ballades et histoires accompagnées, de l’autre côté. Un excellent début, une reconnaissance qui s’installe, une collection de qualité assurée pour ceux qui se méfient des métissages inutiles du commerce de la world music. Fiez-vous à cette série, elle vous emmènera sur les chemins dont Deben n’a jamais voulu s’écarter. « La musique est comme elle est, il n’y a aucune raison de la transformer », dit-il, « il faut l’aimer comme elle est, là où elle est ; pourquoi la mélanger avec d’autres ? Je n’ai aucun jugement à donner, je tiens simplement à dire que je n’aime pas ça ». L’avenir s’annonce prometteur, puisque Deben me dit travailler actuellement au coffret suivant qui sera consacré aux musiques gitanes. « Donnez-moi dix ans encore » jette-t-il, la tête pleine de projet. Il retourne enregistrer au Bengale l’été 1997, il travaille activement pour Frémeaux, il bénit son matériel et ses bandes restées intactes, même les plus anciennes. Cet homme aime la vie et le transmet admirablement. Puissent Frémeaux et lui parcourir une longue route ensemble et que nos discothèques s’enrichissent enfin du fruit de leur travail commun et de l’esprit de Deben Bhattacharya, globe-trotter des petites aiguilles et de la dignité humaine.
L’histoire des musiques et de leur enregistrement est en train de se réécrire, en compact ! Lomax et Bhattacharya devraient à eux seuls nous fournir suffisamment pour les quelques années à venir. Qu’ils en soient remerciés et leur travail salué à sa juste valeur !    
Étienne BOURS – TRAD MAG

Deben Bhattacharya nous a quitté en septembre 2001. En juin 2007, Jharna Bose-Bhattacharya fait don des archives sonores de son mari à la BNF (Bibliothèque nationale de France).